Pologne : à Zurawlów, les paysans se battent contre l'implantation du pétrolier américain Chevron

Hugues Barra
2 Juillet 2013



En mars 2012, le pétrolier américain Chevron s'installait au sud-est de la Pologne, dans la voïvodie de Lublin, afin d'entamer l'extraction des gisements de gaz de schiste de la commune de Zurawlów. Mais sans autorisation légale, face à la pression des paysans et à l'intervention des autorités, la multinationale est contrainte de battre en retraite. Un peu plus d'un an plus tard, le 3 juin 2013 exactement, Chevron revient à l'assaut.


Crédit Photo -- AFP
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Un peu plus d'un an plus tard, le 3 juin 2013 exactement, Chevron revient à l'assaut. Signant un contrat avec les autorités, il obtient un permis spécial de six mois afin de mener une étude sismique. À nouveau, les paysans du village dressent les banderoles et bloquent l'exploitation, au nom des risques qu'elle représente pour leur agriculture et leur santé.

Après les révisions à la baisse des ressources en gaz de schiste disponibles en Pologne, beaucoup de firmes ont renoncé à son exploitation. La multinationale Chevron, elle, n'abdique pas, de retour à Zurawlów depuis le 3 juin dernier. Louant un terrain de 2,7 hectares dans la commune afin d'y installer un puits de forage, Chevron fait face au mécontentement des villageois, exaspérés par la mise en place des premiers dispositifs, baraques de chantiers, éclairage et générateur électrique dont l'agressivité de la luminosité et du bruit permanents vaut à l'installation le surnom de « vaisseau spatial », de la part des habitants alentours - en d'autres termes, un envahisseur face à la venue duquel les villageois n'ont pas eu leur mot à dire.

Andrzej Bak, agriculteur, rappelle dans une interview donnée au journal polonais de gauche Krytyka Polityczna, les événements de l'année passée, au printemps de laquelle Chevron avait commencé à « envahir » la commune. Faute des documents législatifs nécessaires à son implantation, la firme avait dû quitter la commune suite à l'intervention des autorités locales et de la police. Notamment, l'exploitation du gaz suppose la création d'une plate-forme bétonnée modifiant la structure d'habitat de certaines espèces, dispositif qui rendait le projet non conforme, dans cette région et à ce moment de l'année, aux critères de la directive « birds » de l'Union européenne, une norme communautaire adoptée en 2009, visant à la protection des oiseaux sauvages dans les zones protégées (les SPA, Special Protection Areas).

« Stop Fraking Chevron »

Le retour de la firme munie d'une autorisation spéciale, le 3 juin dernier, a donc suscité l'indignation des paysans, qui reprennent le blocage. À nouveau dressées, les banderoles donnent le ton de la colère : « Empoisonneurs, quittez nos terres », « Stop fraking Chevron - Occupy Chevron ».

C'est la technique d'extraction qui est particulièrement crainte par les paysans de Zurawlów. Il s'agit d'une méthode appelée fracturation hydraulique. Consistant, après avoir forer un puits de plusieurs kilomètres jusqu'au schiste – dans le cas de Zurawlów, 4 000 mètres – à creuser horizontalement une galerie dans laquelle est injectée, sous très haute pression, un fluide visant à micro-fissurer la roche, libérant le gaz des poches qui le détiennent, et permettant sa récupération par pompage jusqu'à la surface. Le risque est dès lors celui d'une fuite du fluide et du gaz dans les sols et les nappes phréatiques. La PGNiG - la Compagnie polonaise du gaz et du pétrole - et la porte-parole de Chevron Pologne, Grayna Bukowska, assurent qu'une injection de ciment suite au forage permet de maintenir la stabilité des parois et l'isolation des roches et du sol, rendant les fuites impossibles. Cependant la crainte d'une contamination des eaux et des terres demeure très présente chez les propriétaires des champs, dans l'une des régions de la Pologne qui valent au pays la place de quatrième producteur de blé et troisième producteur de betteraves sucrières en Europe. En outre, redoute Dorota Wojtowicz, représentante administrative du village, « si la PGNiG commence à prélever trop d’eau dans la nappe phréatique pour alimenter la fracturation hydraulique, il pourra en manquer dans nos puits et dans ceux des exploitations agricoles environnantes… ». En effet, la consommation d'eau qu'implique la fracturation est colossale, environ 15 000 mètres cubes à chaque opération – soit une consommation cent fois plus élevée que celle quotidienne de la commune.

Drill Baby Drill

Les paysans peinent toutefois à donner un écho à leurs revendications, dont Andrzej Bak déplore la précaire médiatisation. « En Pologne, personne ne s'intéresse à nous, les médias polonais soutiennent le gouvernement qui veut à tout prix que le gaz de schiste soit exploité », relève-t-il. Du fait de ce faible intérêt que les médias nationaux portent au blocage des exploitations de gaz de schiste, c'est à l'étranger que la recherche de soutien s'avère être impérative, afin de conférer plus d'ampleur au mouvement. Plusieurs ONG et militants politiques écologistes encouragent les paysans de Zurawlów, tels que, à Bruxelles, l'eurodéputé Vert José Bové, ainsi qu'en Autriche, le militant Joseph Obermisir.

Il faut aussi citer l'engagement du cinéaste polono-américain Lech Kowalski, qui en début d'année publiait un reportage intitulé «  Drill baby Drill » - diffusé en France sur Arte sous le titre de « La Malédiction du gaz de schiste ». Caméra à l'épaule, Kowalski enquête, de Zurawlów à la Pennsylvanie, sur les techniques d'exploitation du gaz de schiste, dont il dénonce l'impact écologique notamment dans le cas des projets de Chevron. Mais le film n'est diffusé en Pologne qu'au festival du reportage de Cracovie, et ne reçoit qu'un écho minime auprès de la population et des médias, muets. Dans un entretien qu'il donne dans la revue Krytyka Polityczna, le réalisateur explique sa démarche, ainsi que sa déception quant au silence des médias polonais à propos des questions écologiques que soulèvent les projets de Chevron. Si aux États-Unis où le film a été en partie tourné, « le mal est déjà fait », fait-il remarquer, il est impératif en Pologne de « protester avant qu'il ne soit trop tard », c'est-à-dire avant que se soit généralisée et normalisée l'exploitation du gaz de schiste.

« Jusqu'à ce que Chevron disparaisse de la région »

En face, Grazyna Bukowska, porte-parole de Chevron Pologne, assure que les travaux sont entièrement légaux, la firme ayant reçu de la part du gouvernement les permis nécessaires. Affirmant que les pouvoirs ne s'opposent pas au projet, Chevron semble toutefois profiter de l'incompétence juridique des représentants de la commune en la matière, puisque la loi polonaise géologique de 2012 ne permet pas aux élus locaux de se prononcer sur ce sujet.

De leur côté, les différents partis de la classe politique s'accordent autour de la place stratégique du gaz de schiste pour l'économie polonaise. Le consensus établi autour de la nécessité de sortir du « tout-charbon » et de s'autonomiser vis-à-vis du gaz russe s'accompagne de la volonté de profiter des immenses gisements que le pays possède (malgré leur révision récente à la baisse). La Pologne est en Europe le seul pays membre à n'avoir pas connu la récession depuis la crise de 2008, et selon un rapport de décembre 2012 du groupe pétrolier polonais Orlen, le gaz de schiste pourrait participer à la création de 510 000 emplois et fournir 0,8% de croissance supplémentaire. Arguments séduisants pour la population, et qui permettent à Grazyna Bukowska de soutenir fermement que le cas de Zurawlów fait exception en Pologne, où 90% des localités concernées par l'extraction du gaz de schiste seraient favorables à cette activité.

Il n'empêche que la détermination des paysans de Zurawlów pour la défense de leur terre est bien réelle, et Andrzej Bak affirme sans mâcher ses mots que la protestation continuera « jusqu'à ce que Chevron disparaisse de la région ». À Dobritch, en Bulgarie, la pression de l'opposition face au projet qu'avait Chevron d'explorer une surface de près de 2000 km² par explosions souterraines, a bien contraint le Parlement à adopter en janvier 2012 un moratoire sur la fracturation, faisant de la Bulgarie le deuxième pays européen à interdire l'extraction du gaz de schiste (le premier étant la France). Vilnius a également bloqué jusqu'à nouvel ordre l'exploration des gisements de schiste.

Même si la nocivité des exploitations de gaz de schiste n'est pas avérée pour l'ensemble des cas, la fracturation hydraulique représente bien des risques non négligeables. Il suffit pour s'en convaincre de voir les résultats de l'étude menée en Pennsylvanie par des chercheurs américains de l'université de Duke et publiée il y a une semaine. Analysant les échantillons de 141 puits qui alimentent les ménages aux alentours d'une exploitation de gaz de schiste, l'équipe met en évidence une contamination de l'eau potable par des proportions alarmantes de méthane, ainsi que des risques de fissuration du sous-sol (et ce malgré la cimentation des puits après forage). De quoi donner raison au témoignage de Kowalski, qui dans une interview donnée à Arte en début d'année, s'inquiétait : « En Pennsylvanie, où j’ai tourné, l’eau des puits est empoisonnée depuis le début des forages en 2007 […] Pour un agriculteur, l’eau est une ressource essentielle. Le lien entre l’eau souillée et les maladies dont souffrent les habitants, notamment cancers du foie ou de la rate, diarrhées, etc., est difficile à prouver. Mais dans dix ou quinze ans, le lien entre les maladies et l’extraction du gaz de schiste sera probablement avéré » – La défiance des paysans de Zurawlów est donc loin d'être infondée.

Affiche du Film : « Drill baby Drill » / « La Malédiction du gaz de schiste »
Affiche du Film : « Drill baby Drill » / « La Malédiction du gaz de schiste »

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